Bruno Journe

Biographie

L’histoire pourrait commencer sur une plage, dans les années 60, auprès d’une grand-mère Oléronaise. A cette époque, à la plage, il n’y avait rien d’autre à faire qu’observer les forces de la nature, le sable, la mer, le soleil, les marées, le vent, les algues, et participer. Une revue avait publié un article sur le yoga, un tout petit article, une photo, assez pour inspirer le yoga, inventer le yoga. Les postures étaient un jeu, suivant le vent, le soleil, le sable, les axes des jambes, des bras et des vertèbres.

Dix ans plus tard, sur les livres d’anatomie et de physiologie du début des études de médecine, tombe un livre sur les exercices de souffle du yoga, les pranayamas. Il y a deux possibilités d’apprendre le corps, la médecine en fait un objet extérieur, le yoga explore la physiologie et l’anatomie par l’intérieur. Le souffle est une puissance immense, comme nous l’explique la Taittiriya Upanishad, le souffle est ce qui transforme la matière inerte en vie.

Dans ce manuel de pranayama, il s’agissait d’éprouver les directions du souffle, d’une narine à une autre, suivant l’inspiration et l’expiration, très vite, tout le corps se mit à respirer, immense balançoire, d’un coté à l’autre, montgolfière remplissant l’espace. Rencontre avec des forces immenses, prêtes à dépasser et écraser l’identité, sans doute perdre ‘’Moi’’ pour rencontrer ‘’Soi’’. Ces notions ne se trouvent pas dans les livres des étudiants en médecine, ni chez les professeurs de médecine, il fallait d’urgence trouver un enseignant de yoga éclairé. Le chemin était tracé, le maître s’est trouvé quelques portes plus loin.

Margaret Van Hove enseignait le yoga dans son salon, un tout petit salon. Fascinée par la cosmogonie indienne, elle avait rêvé secrètement de yoga toute sa vie, son devoir était de s’occuper de sa mère handicapée sans relâche. Le jour où elle put enfin s’échapper pour rejoindre l’ashram de Siddheswarananda1 en région parisienne, le Guru venait de mourir. Par hasard installée dans une chambre proche de celle du Maître, c’est en rêve que le yoga lui a été enseigné.

L’histoire pourrait commencer par : au début était la joie ! Un matin de printemps, en courant autour du jardin avec un frère ainé, de l’effort gratuit est apparue une joie, intense, complète.

Né chez un médecin et une infirmière, la médecine était le quotidien, le domicile partageait le cabinet médical, les patients, le nettoyage et la stérilisation des seringues, les analyses, la radioscopie, les urgences. Mon père était un gladiateur, toujours aux aguets sur les champs de bataille de la maladie, de retour au foyer blessé, épuisé, irrité. Où est la joie ?

Au retour de Madagascar, vers mes trois ans, la famille s’est installée à Marseille où mon père avait grandi. Il fallait refaire le grand appartement, je me passionnais pour le plombier et la plomberie, le menuisier et la menuiserie. J’ai vu la joie de la relation avec la matière obéissante ! J’ai construit des bateaux et des maisons une partie de ma vie, j’aurai continué si ma mère ne m’avait pas obligé à faire des études de médecine. D’une certaine façon, je continue architecture et réparation, en faisant de la médecine, face à la personne souffrant, réorganiser, réaménager, ouvrir des perspectives souvent, et aussi réparer avec tous les outils disponibles.

L’appartement avait un jardin, mon territoire était un arbre qui abritait ma cabane, lieu de méditation. La vie de famille, l’espace au-delà du mur du jardin, les étoiles dans le ciel, justifiaient de prendre de la hauteur sur l’humain, ses croyances, ses douleurs et ses illusions.

Margaret Van Hove nous a indiqué l’existence de Jean Klein. ‘’Nous’’ c’était une bande d’étudiants

(1- Siddheswarananda 1897-1957, a été disciple de Brahmânanda, de l’ordre Vedantin de Ramakrishna, c’est à la demande ‘’des amis de la pensée indienne’’ qu’il vient en France en 1937, accueilli par Marcel Sauton, c’est eux qui nous ont apporté ‘’Le plus beau fleuron de la discrimination’’ ainsi que ‘’Discriminer le spectateur du spectacle’’)

dans les années 68, la plupart aux Beaux-Arts, quelques-uns en médecine, en pleine révolution de la pensée : ‘’Qu’est Le Vrai’’. ‘’Nous’’ c’était aussi Eric Baret, disciple consciencieux et attentif à l’extrême, étudiant du yoga, collectionneur des objets reflets de la conscience, professeur du yoga, maintenant auteur des meilleurs livres sur le yoga.

Jean Klein était à la fois le savoir, la joie et l’innocence. Il n’y avait pas de ‘’Je sais’’ chez cet homme qui avait traversé la guerre et la résistance. Son enseignement était fait de silence et de quelques paroles. Je ne comprenais rien de ce qui était dit, c’est le silence qui m’a fait revenir mille fois vers une force incompréhensible.

Les études de médecine sont partagées entre le tout-savoir, la science médicale des Maîtres… et leurs limites, les terribles réalités de l’échec, de la douleur, le pire de la subjectivité. J’ai passé mes études à confronter ces savoirs. A la fin, la toute fin, en présentant la thèse, il m’est apparu comme une évidence que le seul qui ne s’était jamais dédit, n’avait jamais dévié de sa trajectoire était Klein.

L’histoire pourrait commencer à Marseille dans ce boulevard Philippon qui longe le Palais Longchamp, quand j’ai poussé l’épaule de mon ‘’meilleur ami’’ en disant « Je peux me rendre malade quand je veux. », sa mère qui nous accompagnait, nous devions avoir dix ou onze ans, m’a regardé effarée. J’avais commencé à explorer les dimensions de la psychosomatique. Mon père était un pur somaticien, ce n’est que récemment en découvrant sa thèse que j’ai su qu’il avait aussi un diplôme de psychiatrie, en 1937, une psychiatrie très somatique, face à de grandes et terribles maladie. Mon père pensait que tout était dans le corps et abhorrait Freud. Pour cette médecine, le corps est un objet à réparer, les technologies doivent suivre, les modes de pensées doivent suivre. Aujourd’hui cette médecine et ce mode de pensée dominent.

Mes livres de chevets pendant mes études étaient ceux de Ronald Laing, le psychiatre de l’antipsychiatrie. « Nœuds » un livre magique qui met en équation les relations affectives, soit le plus subjectif et le plus objectif de la relation humaine. « Les Faits de la vie » dit quelque part que le médecin fonde son savoir sur le cadavre, que ce soit la dissection ou les prélèvements, des échantillons sont immobilisés pour être mesurés, il ajoute que c’est à travers cette immobilité que le médecin reçoit son patient. C’était « Libres enfants de Summerhill » d’Alexander Neill, début d’une réforme pédagogique qui reste à faire. C’était Konrad Lorenz, le début de l’éthologie et de la psychologie transpersonnelle. C’était « Comment discriminer le spectateur du spectacle » attribué à Shankara.

La Taittiriya Upanishad est fondé sur cette réflexion entre subjectif et objectif. Il y a trois milles ans nos ancêtres ont composé ces versets, après avoir longtemps expérimenté et éprouvé. La Taittiriya Upanishad n’est pas un monument isolé, elle appartient au mouvement de la non-dualité, cet Advaita Vedanta dont Shankara fut le missionnaire dix siècles plus tard. Ni religion, ni philosophie, la non- dualité est le fruit d’une expérience. La Taittiriya Upanishad fait état de l’absolue perfection là où se rejoignent subjectif et objectif, au-delà du savoir et de l’expérience, la conscience est !

L’histoire pourrait commencer dans une église, sur les fonds baptismaux, plus tard avec une sœur exaltée par le renouveau d’une église épurée qu’elle partageait avec des amis pour toujours. Des parents indécis, jamais guéris des guerres de religions et des guerres athées. Les parents de mon ‘’meilleur ami’’ qui avaient une pratique dévote, allaient dans une église, temple du conformisme et des rituels. Nous avions pris l’habitude, avec mon copain, de nous mettre au premier rang, sur le côté, pour tout voir. Nous étudions les tremblements d’un vieux prêtre, tout particulièrement au moment où il avalait l’ostie. Ces contrastes entre solennité des ors, des rites, du costume, le sérieux figé du public, la fragilité de la vieillesse et de la souffrance, provoquaient chez nous un immense fou- rire. Cette très saine réaction de défense n’a pas été du goût de la maman de mon ami, j’ai été privé de messe pour la suite. Je participais aussi à ces mouvements scouts, endoctrinés par l’action et la religion, exercice social, exercice physique. Nous construisions des cathédrales et des cités éphémères de cordes et de bois. Rencontre entre les matières et les théories, les projections, les limites et les détournements égocentriques.

C’était le réveil d’une conviction : les cathédrales, les églises, les rites ont une fondation, les monuments et les célébrations sont des couvertures, des occupations à la fois cachant et révélant une réalité essentielle. Je n’avais aucune idée de l’ordre de cette fondation mais la certitude de son existence et d’inscrire mon chemin dans cette perspective. Une étape dans le décryptage de l’humanité. Cette Taittiriya Upanishad est un aboutissement du voyage.

L’histoire pourrait commencer et se prolonger dans un voyage. Un père médecin militaire, missionnaire de la médecine et de la civilisation occidentale à travers l’Afrique et l’Asie ; une mère infirmière et assistante sociale, l’un et l’autre nés en 1908, enfants pendant la guerre de 14, avec tout que cela comporte de marques de l’histoire. Ils débutent leurs vies actives en 1938, au Togo, loin dans la brousse pour y apporter la santé, et surtout la ‘’lutte contre les grandes endémies’’ telle que le définissait les missions de colonisation. Plus tard à Dakar pour essuyer quelques bombes allemandes et en 1945 voir arriver la pénicilline, enfin à Tananarive pour donner une place au début mon voyage.

Comment illustrer en une ligne la psyché de ces gens ? Après une guerre et des millions de victimes, entre la fuite et la construction, l’obéissance et la sauvegarde, un prolongement de l’époque des officiers de santé, leurs voyages n’étaient pas consacrés à l’observation. C’est en toute fin d’étude, dans une spécialisation de médecine tropicale que j’ai appris l’existence l’ethnomédecine, il y avait à observer et apprendre chez les indigènes ! Chose rare ! Nous étions en 1978, en 2014, apprendre l’autre avant de le soigner, n’est pas une valeur universelle, au contraire notre société a davantage évolué vers ‘’Comment faire consommer l’autre’’.

Un voyage en deux-chevaux à travers le Maroc en 1969, oui, il existe d’autres modèles de relations humaines que ceux qui existent dans notre hexagone, des modèles attentifs et coopératifs. Le voyage n’est pas un déplacement, voyager c’est mettre en question le regard sur la vie.

Pendant ma troisième année de médecine il fallait faire un choix : la médecine à cent pour cent ou mille pour cent. A l’époque, l’internat était un concours qui réclamait une immersion complète, apprendre les principes avec renoncement, obéissance et soumission, la science des pairs ne peut faire l’objet ni de doute ni de critique. Comme le dit une amie qui y est passée : cette formation est un laminage. Entouré, comme je l’étais par les médecins et la médecine, je décidais de faire autre chose. Je ne me voyais pas me fondre dans le milieu des étudiants médecins que je percevais comme imbu de leur futur pouvoir de docteur. Et puis, comment parler aux patients si l’on ne connaît que le langage de la médecine ?

Cette dernière raison m’a conduit dans un long voyage initiatique de constructeur de bateau. Le but : réaliser un joli voilier. J’avais lu comme beaucoup de futur navigateur, « Le cap Horn à la voile » de Bernard Moitessier, les traces de Joshua Slocum. Dans la région de Marseille des bateaux poussaient dans des terrains vagues. Je commençais avec une planche à dessin, par les plans, apprenant dans les livres, au contact des professionnels de la mer, des voiles, du bois, de l’acier, de la mécanique, de la chimie des colles…

Je ne construisais pas un navire pour visiter un autre monde, cette construction était elle-même la visite et la vie dans un autre monde, loin, très loin de ceux tracés par mon environnement. Les vendredi et samedi, je travaillais dans la restauration, comme « extra », pour acheter le bois, les clous, la colle, j’étais ‘’serveur’’, au service, comme un acteur dans un théâtre, initiation au service de la santé.

Je visitais des mondes.

L’Inde en 1980, pour y trouver des racines, les racines du souffle, les racines de l’énergie, les racines de l’histoire, les racines du temps. Sur les bords du Gange, l’énergie coule, la lumière abreuve. Les ascètes sont là, la magie est là. Y sont aussi, les fous, les mendiants, les lépreux et les usurpateurs.

J’avais un prétexte d’application de ma thèse, sur les diagnostics biologiques de l’amibiase. Je rencontrai la médecine de l’occident, très loin des attentes, pauvre caricature du pouvoir de la matière.

Pour d’autres raisons j’ai traversé le nouveau monde, Amérique du Nord, aperçu les Amérindiens, quelques une de leurs profondes racines ancrées dans la terre ainsi que leurs blessures.

Par hasard, ou fruit d’une profonde attente, j’ai enfin rencontré le Shintoïsme.

L’histoire aurait pu commencer dans une grotte de l’Himalaya, auprès d’un ascète chevelu. Ceux-ci existent, j’en ai rencontré, être de pouvoirs, facétieux, voyants et illusionnistes. Le yoga est d’abord un savoir transmis confidentiellement d’un maitre à un disciple, le hasard, l’intuition ou des références mettent l’un et l’autre en relation. Le yoga se différentie clairement du chamanisme, le chamanisme est une expression spontanée des forces de la nature, le yoga est une observation de ces forces sans aucune exploitation. Bien sur chamanisme et yoga se croisent souvent, la tentation d’exploiter la puissance de la nature est grande, elle n’est pas l’objectif (cf TTUP sur les degrés de la félicité).

Les écoles de yoga, telles que nous les connaissons ont été fondées dans les années 30 par Krishnamacharya, à la demande du Maharaja de Mysore, pour que ses enfants aient une éducation physique qui leur assure des aptitudes de maitrises intellectuelles et psychiques et aussi guerrières. Le yoga est devenu, dans cette région, une part de l’éducation scolaire, autant pour les filles que pour les garçons. Les occidentaux séduits, ont diffusé le yoga (Yehudi Menuhin, Gérard Blitz…).

La Taittiriya Upanishad contient la trame du yoga, les directions du corps, les directions des filiations et de l’enseignement de l’expérience. Il y a de nombreuses raisons de travailler sur une interprétation de la Taittiriya Upanishad lisible. Notre civilisation a créé une domination de l’objet, les addictions en sont un résultat tangible. L’objet est sensé combler, il ne fait que remplir un autre objet, aucune satiété n’est possible.

La vie est-elle plus belle avec un téléphone portable, des écouteurs dans les oreilles et une boisson pétillante fraiche ? Ces progrès ont amélioré la vie ou fabriqué des besoins ? Pour ceux qui ont composé la Taittiriya Upanishad, le bonheur des bonheurs est dans la conscience d’être. L’invention du moteur à explosion, de la radio-conduction ou de la réfrigération ont changé la vie, quantitativement, mais ne constituent peut-être pas des progrès, dans le sens des qualités humaines. La société fait en permanence des choix. Pour le mouvement de la non-dualité dont la Taittiriya Upanishad est une des origines, le seul progrès possible est dans la réalisation de ce que nous sommes, des êtres conscients. Le progrès extérieur est une forme d’excitation mentale, une illusion des sens et de l’intelligence qui fait croire à cette proximité avec la conscience.

La relation psychosomatique dans notre culture occidentale est balbutiante. On voit émerger des phénomènes tels que ‘’la pleine conscience’’ ou l’EMDR, qui bousculent un peu les lignes d’une médecine figée entre le biologique, et l’inconscient. Cette Upanishad et l’ensemble des traditions qui ont véhiculé le yoga contiennent des trésors pour appréhender le champ de la relation psychosomatique.

Bruno Journe est médecin à Paris depuis 1990, aujourd’hui, il s’occupe principalement des problématiques addictives. Son activité est toujours centrée sur un regard et un traitement psychosomatique.